Je l'avais rencontrée à la « Visserie », une usine où, en compagnie de dizaines d'ouvriers,
je vissais, je vissais et je vissais encore.
Quinze heures par jour.
On ne savait pas pourquoi on vissait, mais on le faisait avec entrain
en essayant de respecter le quota imposé par le patron qu'on n'avait jamais vu,
un certain Hervé Crou.
Un quota difficile à tenir, ce qui fait que plus on vissait et moins on était payés.
Elle travaillait à côté de moi. Elle s'appelait Claudette,
la pauvre et je n'avais pas eu le temps de la regarder pour savoir si elle était jolie.
Je vissais avec mes mains, mais aussi avec mes yeux.
Un soir, vers 23h30, une petite voix me fit rater trois vissages.
C'était elle qui m'interpelait et je lui en ai voulu instantanément
de m'avoir fait perdre soixante-quinze centimes sur mon maigre salaire.
- Tu veux quoi ? lui répondis-je, en vissant de plus en plus vite.
- Tu peux m'aider ? me dit-elle en remontant sa longue jupe.
Je pensais qu'elle était devenue folle à force de visser.
Je m'aperçus alors que sa jambe droite était une prothèse
fixée en haut de sa cuisse par quinze magnifiques vis chromées
qui brillaient sous la lumière blafarde des néons fatigués.
- Ma prothèse est mal fixée, tu peux la revisser s'il te plait ? Ça se produit souvent.

Et depuis ce jour-là,
A l'usine et dans mon appartement, heureusement sans vis-à-vis,
Je visse, je visse, je visse…

Virgile.