LÉGENDE
Au temps que Notre-Seigneur habitait ce monde, pauvre
et inconnu, quelques jeunes gens s’attachèrent à lui, dont un
petit nombre seulement comprenait ses leçons ; et il aimait
surtout à tenir sa cour en plein air ; car, sous le regard des
cieux, on parle mieux et plus librement. Alors, les plus
sublimes instructions sortaient de sa bouche divine sous la
forme de paraboles et d’exemples, et sa parole changeait
ainsi en temple le plus vulgaire marché.
Un jour, qu’il se dirigeait en se promenant vers une petite
ville avec un de ses disciples, il vit briller quelque chose sur
le chemin : c’était un fragment de fer à cheval. Et il dit à
saint Pierre : « Ramasse donc ce morceau de fer. » Saint
Pierre avait bien autre chose en sa tête, et, tout en marchant,
il roulait certaines pensées, touchant la manière de régir le
monde, comme il arrive à chacun de nous d’en avoir quelquefois ;
car qui peut borner le travail de l’esprit ?
Mais ces sortes d’idées lui plaisaient fort ; aussi la trouvaille lui
parut-elle chose de très-peu d’importance. Encore si c’eût
été sceptre ou couronne… Mais, pour un demi-fer à cheval
vaut-il la peine de se baisser ? Il continua donc sa marche,
et fit comme s’il n’eût pas entendu.
Notre-Seigneur, avec sa patience ordinaire, ramassa le
morceau de fer lui-même, et continua aussi sa route, comme
si de rien n’était.
Quand ils eurent atteint la ville, il s’arrêta devant la porte d’un forgeron, et le lui vendit trois liards ;
puis, en traversant le marché, il aperçut de fort belles cerises ;
il en acheta autant et aussi peu qu’on en peut
donner pour ce prix ; et les mit dans sa manche sans plus
d’explication.
Bientôt ils sortirent par une porte qui conduisait à des
champs et des plaines où l’on ne découvrait ni arbres ni
maisons ; le soleil était dans son plein et la chaleur était
grande. En pareille circonstance, on donnerait beaucoup
pour avoir un peu d’eau. Le Seigneur marchait devant, et,
comme par mégarde, il laissa tomber une cerise : saint
Pierre se hâta de la ramasser comme il eût fait d’une
pomme d’or, et s’en humecta le palais. Notre-Seigneur,
après un court espace, laissa rouler à terre une autre cerise.
Saint Pierre se baissa vite pour la ramasser, et le Seigneur le
fit recommencer ainsi plusieurs fois. Quand cela eut duré
quelque temps, il lui dit avec un sourire : « Si tu avais su te
baisser quand il le fallait, tu ne te donnerais pas à présent
tant de peine : tel craint de se déranger pour un petit objet,
qui s’agitera beaucoup pour de moindres encore. »
Goethe - "Légende" traduit par Gerard de Nerval (1877)
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Écrit par Syntax_Error
"Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité."
Jean Cocteau Catégorie : Traduction
Publié le 27/10/2020
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